
Qui voit le mieux : l’abeille ou le renne ?
La nature est parfois joueuse. Elle peut changer la couleur des mirettes de certains au gré des saisons. Elle octroie une vision à 360 degrés aux autres. L’Univers équipe certains animaux d’un sixième sens. Doués de sens supérieurs à ceux de l’être humain, les animaux nous surclassent. Invisible pour l’humain, l’ultraviolet est pourtant une longueur d’onde courante dans la nature. Certaines espèces y ont accès, tel un super-pouvoir. Alors, entre l’abeille, star de nos jardins, et le renne, seigneur des toundras, lequel voit vraiment ce que nous ne voyons pas ?
« Mesdames et Messieurs, approchez ! », s’agite le commentateur. « Sous vos yeux, ébahis, dans le coin gauche du ring, poids plume incontesté de la pollinisation, championne du nectar et maîtresse des signaux invisibles, voici… sous vos applaudissements… l’Abeille ! » Quand le silence réapparaît, il reprend son micro : « Et dans le coin droit, le colosse des neiges, poids lourd des steppes arctiques, roi de la migration et maître du camouflage spectral, voici… voici… le Renne ! »
Une vision florale augmentée
Il est des regards qui ne se contentent pas de simplement contempler le monde : ils le traduisent, l’enrichissent, le transforment et le vivent pleinement. D’un côté du ring, l’abeille (Apis mellifera). Elle est la funambule du visible, capte les éclats fugitifs du rayonnement ultraviolet et métamorphose le banal d’une fleur en une carte lumineuse l’aiguillant vers le nectar.

Cent milligrammes de pure efficacité, vision ultraviolette, détectrice de motifs floraux cachés, œil à facettes contenant jusqu’à 6 900 ommatidies, guidage GPS naturel, fidélité absolue aux fleurs… un bijou technologique. Son point faible est sa vision floue au-delà de quelques mètres. « Mais franchement, qui a besoin de voir loin quand on sait où trouver les fleurs ? »
Saviez-vous qu’elle dispose de cinq yeux ? Les trois ocelles placées sur le sommet du crâne sont sensibles aux variations de lumière. Utiles pour la stabilisation lors du vol, entre le ciel et le sol. Les deux plus gros sont facilement identifiables par l’être humain, et constitués d’environ 5000 facettes hexagonales : les ommatidies.
Chaque ommatidie se présente et fonctionne comme un récepteur visuel indépendant. Elle capte la partie du champ visuel situé juste devant, mais aucune image ne s’y forme. Chaque ommatidie, d’une taille de 5 à 50 µm, détient une partie de l’image qui se recompose en une photo granuleuse dans le cerveau.
Une merveille de la nature.
Un objet dans le champ visuel émet omnidirectionnellement des rayons. Il excite ainsi l’œil dans sa globalité, mais seul le rayon positionné dans l’axe du rhabdomère sera imprimé.
Chaque œil contient des récepteurs percevant les ultraviolets, ces longueurs d’onde que notre lentille bloque. Quand une fleur se présente, nous la découvrons belle, mais banale. L’aculéate mellifère observe des cartes luminescentes, ou diagrammes invisibles à notre regard. Elles indiquent, par des motifs fluorescents, où se trouve précisément le nectar, précieuses informations.
L’abeille ne voit pas comme nous. Chaque facette s’allume, s’éteint tour à tour. Ce qui produit une vision séquentielle fulgurante (100 images par seconde), quand l’œil humain en perçoit à peine vingt. Un talent vital pour l’ouvrière. Telle l’acrobate, elle repère une fleur agitée balayée par le vent, évite les branches d’une forêt dense, à la vitesse de sept mètres par seconde, soit plus de vingt-cinq kilomètres par heure. (Crédits : Silvio Fotografias/Pexels)
« Les abeilles détectent des mouvements très fins, et ce, de façon plus rapide que nous. Elles n’ont pas une très bonne acuité : elles ont à peu près 1/10ᵉ de vision. Et elles voient flou par rapport à nous. Elles perçoivent les couleurs bien sûr, mais pas les mêmes que nous. Leur spectre est décalé dans les UV. Elles ne voient pas les couleurs rouges. Mais elles voient les ultraviolets que nous ne voyons pas », explique Aurore Avargues-Weber sur Radio France. Elles possèdent une vision trichromatique. Les abeilles distinguent le bleu, le vert et les U.V.. Les autres teintes leur apparaissent en noir.
L’ultraviolet pour contrer l’adversité
Dans le coin opposé, le renne. Le gardien des immensités polaires adapte son regard à l’onde bleue du crépuscule arctique. Ses yeux passent du doré à l’azur pour vivre la nuit. L’œil du renne n’est pas seulement un observateur : c’est un transformer du regard. En été, son tapetum lucidum — ce tapis brillant derrière la rétine — miroite dans des tons or et turquoise.
Entre 90 et 180 kg, jusqu’à 300 kg, une adaptation oculaire saisonnière, vision UV dans les neiges éternelles, égalité des sexes face aux bois, tapetum lucidum modulable, la détection des prédateurs et des lichens grâce aux ultraviolets. Son point faible, il est moins agile qu’une abeille dans un champ de fleurs. « Mais personne n’a encore vu un renne butiner, n’est-ce pas ? »
Mais l’hiver venu, sous le silence bleuté des nuits boréales, ce même miroir prendra une teinte d’un azur profond. Cela intensifie la sensibilité visuelle malgré une légère perte de netteté. Là où le renne rejoint l’abeille, c’est sur sa vision de l’ultraviolet.
Une défense dernière génération
Ce fait, bien moins connu, est découvert par des chercheurs de l’université de Tromsø, en Norvège, en 2011. « Même en hiver, au Yukon ou dans le nord du Manitoba, vous avez un cycle jour-nuit. Nous n’avons pas cela », explique Nicholas Tyler, à National Geographic. Ce chercheur au Centre d’études Sâmes, à l’université de l’Arctique de Norvège à Tromsø, martèle que « c’est une chose vraiment unique ».
Pourquoi me direz-vous ? Parce que dans l’Arctique, où tout est blanc ou presque, la vision UV révèle des contrastes invisibles à l’œil humain. Le crépuscule hivernal est environ 100 000 fois moins lumineux que la lumière du jour estivale. Lorsque le soleil est sous l’horizon, ses rayons traversent une couche atmosphérique plus épaisse. Elle augmente l’absorption des longueurs d’onde plus longues (rouge/orange) par l’ozone, ce qui laisse prédominer les longueurs d’onde plus courtes (bleues) dans la lumière diffusée. Ce phénomène est connu sous le nom d’absorption de Chappuis.
Il voit l’urine de loup, la fourrure du prédateur ou même des plantes légèrement abîmées, tels les lichens, car elles absorbent différemment les UV. (Crédits : Barry Tan/Pexels)

Comme le chat, le tapetum lucidum améliore la vue malgré le peu de luminosité. Si bien que les yeux du renne reflètent une lumière or blé en été, et un bleu azur profond en hiver. Le renne y gagne en capacité de survie, tant pour détecter la menace que sa nourriture, ce quelle que soit la luminosité crépusculaire voire même la météorologie. Des nuances invisibles à nos yeux humains.
Deux stratégies vitales
Chez l’abeille, la vision ultraviolet est tournée vers la vie, la pollinisation des fleurs, la survie de la ruche. Chez le renne, elle est tournée vers la survie, la fuite, l’adaptation au froid extrême. Et chez l’humain ? Peanuts, Wallou, Nada, Rien.

Leurs cerveaux ont appris à traduire cette lumière invisible en informations vitales. Et nous ? Nous avons recours à la science pour savoir, comprendre ce qui nous échappe. L’abeille et le renne ouvrent pour nous des fenêtres sur l’autre côté du visible. L’un dévoile les stratagèmes développés par les fleurs ; l’autre révèle la nuit et la vie sous une palette rare.
Ces deux visions, merveilleuses dans leur adaptation, invitent à une vérité poétique : ce qui compte n’est pas seulement ce qu’on voit, mais comment on voit. Ce que vous ne voyez pas n’est pas forcément inexistant. Les UV, comme tant d’autres mystères du vivant, nous rappellent que la nature est bien plus vaste que notre perception humaine.
Et si demain, on apprenait à « voir » autrement ? Du moins plus loin que notre cher et précieux smartphone ?
(Crédits : Rakibul Alam Khan/Pexels)
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