vendredi, mars 22, 2024
International

De la base Alfred Faure, cap sur Port-aux-Français (2de partie)

Aujourd’hui, est le grand moment, comme prévu le bateau arriva de bonne heure et mit l’ancre dans la baie du marin, face à l’île de la Possession. Les yeux s’ouvrent difficilement, puisque la nuit fut courte. La tocante laissa passer une demi-heure après sept heures quand Flavien Saboureau monta sur le pont pour immortaliser l’instant. « Dans notre malheur nous avons de la chance, car il fait beau, ce qui est très rare à Crozet, là où il pleut 300 jours par an », souffla-t-il. La mer est plus calme, le vent est tombé, ce qui est de bon augure pour le pilote d’hélicoptère.

À huit heures pétantes, ce 17 août 2021 les premiers hivernants que sont les militaires, cuisiniers… pour l’île de Crozet quittent le bateau. Ils vont y passer de huit à douze mois. Tandis que les photographes immortalisent sur pellicule (numérique) la base scientifique Alfred Faure et les premiers manchots royaux, l’aéronef commence les premiers « slings ». Ce mot inconnu pour la plupart est le transport sous élingue qui permet de déplacer des charges lourdes et de les déposer sans avoir à poser la machine. L’OPEA est sur le pont. Ce dernier est responsable des opérations extérieures australes, il est le chef d’expédition et le coordinateur durant la rotation du Marion Dufresne.

Le brassage de charges lourdes lorsque les conditions de débarquement sont impossibles, ou largement facilités par les hélicoptères, se nomment dans le jargon des Slings. L’exemple est issu du 1er régiment d’hélicoptères de combat de Phalsbourg. (Crédits : Caporal Sébastien)

Ainsi à l’aide du filin il récupère les frets, sous forme de caisses ou de filets, déposés sur la plateforme par les membres d’équipage. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, l’aéronef est déjà de retour, dès lors il fera plus de vingt trajets. « J’ai mangé avec le responsable de la logistique, à qui j’ai demandé si Pauline et moi pouvions descendre… ». Malheureusement, les deux services civiques resteront à bord. Après le déjeuner, les rotations perdurent, mais cette fois de l’île au bateau. Les malles des partants et cinq mois de déchets, se déposent au fur et à mesure sur le pont.

L’aventurier bloqué sur le Marion Dufresne, continu de fixer sur pellicule la faune. « Je devine au loin les énormes albatros hurleurs sur leur nid, les manchots papou, les chionis et la fameuse manchotière, pour laquelle nous voulions tant descendre », soupire-t-il. Sur la terre se subodorèrent des milliers de jeunes manchots non sevrés et quelques parents, la colonie est estimée à plus de 10 000 couples. « Le Cormoran de Crozet ne se laisse pas facilement photographier », assure Flavien tandis que, soumis aux aléas de la météorologie, l’OPEA décide de faire partir le concasseur en fin d’après-midi. L’équipage s’attelle donc à l’extirper des cales à l’aide de la grue et le pose sur la portière, « une sorte de radeau pneumatique sur lequel sont installés des bastaings, à l’allure très rustique ». Une chaloupe à bâbord descend pour tirer la portière jusqu’à la cale… Un hors-bord pneumatique (workboat) est là pour coordonner et assurer la sécurité en mer. Ils achèveront l’intervention en récupérant un conteneur rempli de déchets métalliques de nuit… Les opérations de déchargement, de remise en cale et de remise en place des chaloupes se finiront à 20 h sous les projecteurs.

Tributaire de la météorologie

« Aujourd’hui, nous savons, compte tenu de la météo, que les opérations ne devraient pas recommencer avant 8 h 30 alors pas de précipitations… », s’amuse Flavien de ce jeu de mots. En montant sur la passerelle, il constate que le bateau a fait l’hippodrome en mer durant la nuit, dû aux rafales de vents mesurés à 61 nœuds. Cette manœuvre consiste à naviguer en ovale au large des côtes. Afin de ne pas avoir la houle claquant régulièrement la coque. « Malgré ça, quand il tournait et que l’on prenait les vagues de côté le mobilier de la chambre ne pouvait s’empêcher de nous réveiller… » Ce matin du mercredi 18 août 2021, le botaniste trie quelques photos, prend contact avec la civilisation après une semaine coupée du monde. L’après-midi, une dépression mesurée à 990 hPa secoue le Marion Dufresne, exhibant ainsi le record du voyage avec 71 nœuds soit près de 140 km/h en rafale. « Nous avons dû nous éloigner des côtes, sans apercevoir l’archipel de Crozet de la journée. » Le retard s’accumule et affiche désormais deux jours.

Le manchot papou (Pygoscelis papua) a pour prédateurs l’orque et le phoque léopard. Les œufs et les poussins sont quant à eux un mets de choix pour le skua ou grand labbe. Cet oiseau établit souvent son nid parmi les colonies de manchots papous qui sont pour lui une source de nourriture toute trouvée. (Crédits : Flavien Saboureau)

Les opérations débutent tôt ce jeudi matin. Les rotations s’enchaînent, tandis que la vedette et le workboat travaillent à la mise en place de l’impressionnante manche à gazole. La canalisation semi-rigide est tirée par la vedette. Des bouées sont disposées sur sa longueur, espacées d’une dizaine de mètres, pour assurer sa flottabilité. Déployée sur huit cents mètres environ, ce jusqu’à la côte, elle parcourt un nouvel hectomètre pour parvenir à destination, des cuves de plus de 50 m3. Elles permettent à la base d’être autonome pendant vingt-quatre mois. Le ravitaillement arrive à pont nommé, ils ne leur restaient que cinq mois de réserve. Après avoir injecté de l’air par une pression de dix bars, le gazole est en cours d’acheminement. Le débit habituel est de 50 m3/h, mais la longueur de la manche est telle cette année (dû aux conditions) que seuls 35 m3 sont envoyés la première heure. Au total, plus de 160 m3 auront était déposé à Crozet, de quoi tenir une année. Durant ce laps de temps, l’hélicoptère rapporte les cargaisons vidées de leurs contenus.

Un trou dans la manche

Peu après 14 h 30, tandis que la vedette achève sa dernière rotation, un problème survient. La manche à gazole dérive et passe en dessous du Marion Dufresne, « c’est la panique à bord, le pompage est instantanément arrêté ». Durant près de trois heures, les marins œuvrent à dégager la manche du gouvernail ou de l’hélice… avant de réussir. En la remontant, ils s’aperçoivent que de toutes petites nappes de gazole se sont formées à la surface. Elle est littéralement coupée, seule l’armature en acier du tuyau l’empêche de se scinder en deux. Jusqu’à l’angélus tout l’équipage, commandant y compris est à pied d’œuvre. Après avoir étalé des copeaux sur le pont pour éponger le combustible, un manchon est positionné pour réparer la canalisation, il faut encore ravitailler Kerguelen et Amsterdam. Cette dernière ne possède plus qu’un trimestre d’autonomie. Par « chance », le carburant envoyé est du gasoil et non du mazout, l’impact sur l’environnement est alors bien moindre. En effet, il forme une fine couche à la surface avant de s’évaporer.

Dans ce lieu de stockage du fret, le Marion Dufresne permet aux différents membres du personnel des bases des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) de vivre. Lorsqu’il est vide, jour au badminton serait possible (Crédits : Flavien Saboureau)

Avant que cet événement ne rebatte les cartes de cette journée, « Antoine, Pauline et moi sommes descendus dans les cales faire le protocole de biosécurité ». Vingt-cinq pièges à rongeurs ont été déposés dans les cales, dans l’hypothèse que rats comme souris seraient parvenues à rentrer à bord par le fret, pour éviter d’en amener de nouveaux sur les îles. « Affublés de nos casques et gilets jaune nous avons inspectés si le biocide à l’intérieur des boites avait été grignoté. Fort heureusement, aucun ne l’a été ». Le produit, sous forme de cube, est un anticoagulant qui avec un saignement provoque leur mort. Ce protocole a permis aux VSC (volontaire de service civique) de visiter des endroits où ils ne se rendent que rarement. « Dans les énormes cales à la proue les hauteurs sous plafond sont énormes, pratiquement comparables au volume d’un gymnase. Un terrain de badminton a même été dessiné au sol. Il est praticable lorsque le fret est descendu », observe Flavien.

Cap sur les îles Kerguelen

Les températures moyennes sont de 2 °C dans l’air et 4 °C dans l’eau, attisées par des vents de près de 40 km/h (20 nœuds), amenant la sensation d’être en dessous de 0 °C. Il est aux environs de 21 h lorsqu’« après le repas, avec Pauline, nous monterons à la passerelle, dans le noir le plus total, pour assister au passage devant l’île de l’Est. » L’équipage règle la luminosité des différents écrans au minimum, ce pour permettre à l’œil de voir, même de nuit, le danger. « À ce moment, l’île, plongée dans une nuit claire, a un côté mystique. Très escarpée, cette terre qui n’a pas été foulée par l’homme depuis plus de 35 ans, invite à la contemplation, poétise-t-il. Nous passerons, une demi-heure seuls à la passerelle à la regarder sans dire un mot ou presque. » Cette île fait partie de quatre ou cinq de l’archipel à être classées en réserve naturelle intégrale, c’est-à-dire que l’homme n’a pas le droit d’y poser le pied. Depuis plus de trois décennies, elles sont restées vierges de visites. Uniquement l’île aux Cochons a vu en 2019 une poignée de scientifiques sur son sol, après plus de 38 ans d’isolement. La raison est le déclin fulgurant de la plus grande colonie de manchots royaux du monde observés par clichés satellites. « Finalement, la cause est liée au réchauffement climatique et au déplacement du front des eaux polaires, faisant passer leur aire de nourrissage de 400 à 600 km », explique-t-il.

« Les premières terres de Kerguelen, la péninsule Rallier du Baty, de nuit, (pour les photographes, l’ISO est à fond…) Là aussi en réserve intégrale, personne n’y a mis les pieds depuis des décennies, peut-être même des siècles… Certains endroits des Kerguelen n’ont sûrement jamais vu l’Homme. » (Crédits : Flavien Saboureau)

La journée du vendredi est sujette à farniente, ou presque. « Après m’être reposé jusqu’en milieu de matinée, ma lecture sur les explorations est interrompue par le repas, avant de reprendre. Je passais le plus clair de mon temps à photographier les rares oiseaux, après avoir discuté sur la biodiversité avec Antoine. » Cette dixième journée à bord se termine par une conférence sur les éléphants de mer, de Kerguelen bien sûr. Christophe Guinet, chercheur au CNRS de Chizé, nous expliquait mettre des balises bourrées de capteurs sur la tête de ces phoques (dont la population est estimée à 300 000 individus) pour suivre leurs déplacements dans l’océan, mieux comprendre le réchauffement climatique…

Changement d’heure et de vue

Après une petite soirée, tous s’endorment paisiblement en se remémorant qu’il faut avancer la montre d’une heure, dus au changement fuseau horaire. Les tocantes sont désormais réglées à l’heure d’Islamabad capitale du Pakistan, à l’est de l’Afghanistan. La mer était formée comme aime à conter les marins, si bien qu’à six heures, vient s’écraser, sur le flanc du Marion « une grosse vague qui renverse la chambre. L’échelle qui permet d’accéder à la bannette du voisin aura réveillé quelques appartements en tombant… » Peu de temps après cet éveil en fanfare, Michaël, mécanicien de l’hélicoptère, explique à ceux qui veulent bien en apprendre le fonctionnement, dans le hangar. N’écoutant que son courage, et juste avant de manger Flavien ira faire un tour sur le pont extérieur pour sonder la météo. « Je ne suis pas déçu. Il fait 1 °C à l’abri, l’océan est à 3 °C, quant au pont, il commence tout juste à dégeler, certains ce sont prit de belles gamelles ce matin parait-il, grelotte-t-il. Attisé par le vent, la température ressentie nous met dans le bain des journées enneigées qui nous attendent à Kerguelen. » La base leur a envoyé une photo pour les habituer, à minima les prévenir de la météo sur place.

Les températures peuvent se rafraîchir au sein de l’archipel Kerguelen. Il y règne un climat froid, mais non glacial, car les moyennes estivales n’excèdent pas 10 °C, quant aux hivernales elles dépassent 0 °C. Pour autant, le vent omniprésent conduit le ressenti à chuter. (Crédits : Flavien Saboureau)

Après s’être restauré, le paparazzi se positionne pour photographier des oiseaux aperçus en début de journée. Trois nouvelles espèces au menu, le fulmar antarctique, le pétrel antarctique et le fameux albatros à sourcils noirs tourneront autour du bateau toute l’après-midi. « Terre en vue », aurait pu crier le timonier. Durant une heure, tous profitent de la vue, tout en tentant de prendre des clichés de la péninsule Rallier du Baty. Ce bout de terre de l’archipel fait partie, à la manière de l’île de l’Est, de ces zones où il est interdit de poser une semelle. Territoire le plus éloigné de la base, très peu d’êtres humains ont déjà pu fouler cette terre. On admirera l’île jusqu’à la baie d’Audierne où des langues glaciaires trahissent la présence de la calotte glaciaire Cook, le plus grand glacier de France. Avant de se glisser dans la bannette, et espérant ouvrir le rideau de la cabine sur la base de Port-aux-Français… (à suivre)

Romuald Pena

Journaliste et curieux de nature, j’aime les mots et ce qu’ils chantent aux oreilles qui les entendent. « La vérité, c’est qu’il n’y a pas de vérité », assurait Pablo Neruda. Ainsi j’apporte des faits, des faits, encore et toujours des faits, car : « Nous ne pouvons être condamnés à pire, à juger les autres, à être des juges. » (Le Testament d’Orphée, de Jean Cocteau)

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