
Qui a la meilleure mémoire : l’éléphant ou la pieuvre ?
La mémoire est un outil essentiel pour la survie dans un monde naturel. Aujourd’hui, peu utilisent leur mémoire, remplacée par ce bon vieux smartphone, et pourtant. Elle est indispensable. Le sujet de la mémoire peut provoquer un duel absurde sur la question. Cela dit, il éclaire notre manière de penser le monde. Car, qui de l’éléphant ou de la pieuvre détient la meilleure mémoire ? Souvent, l’être humain place l’Homme au-dessus de la liste. Mais est-ce, en proportion gardée, une place de tout premier, ou est-ce une affabulation ?
L’un parcourt les plaines de la savane comme les forêts tropicales et subtropicales, conduit par la mémoire de ses ancêtres. L’autre est tapi dans l’ombre des profondeurs, dans son royaume marin. Deux animaux au sein de deux mondes nous offrent deux formes d’intelligence. Et qui sait, une leçon sur nous-mêmes, sans avoir à interroger l’IA.
La mémoire ancestrale au service du troupeau
Nous avons toutes et tous entendu la fameuse expression : « avoir une mémoire d’éléphant ». Et pour cause. L’éléphant est capable de retenir les visages, les chemins, les dangers, les points d’eau, des décennies durant. Une matriarche peut conduire son groupe vers une mare oubliée en période de sécheresse, sur la base d’un souvenir vieux de plusieurs années. Cette mémoire remarquable est essentielle à sa survie et à celle du troupeau.

Elles détiennent un savoir transmis au fil des générations. Cela permet une guidance du groupe vers des ressources vitales, même dans les environnements les plus arides.
Cette mémoire s’étend au-delà des simples faits. Elle englobe des connaissances sociales, sociétales, acquises au cours de décennies d’expérience. Les éléphants sont tout aussi capables de reconnaître des individus grâce à des vocalisations uniques, un peu à la manière des prénoms. Ce qui facilite la cohésion et la communication au sein du groupe.
Cette mémoire collective se nourrit de l’expérience et de la transmission. Ce qui constitue le socle de la structure sociale des éléphants, où chaque membre joue un rôle essentiel dans la préservation de la communauté. (Crédits : Pixabay/Pexels)
Selon une étude menée au Kenya par le biologiste Richard Byrne, les éléphants peuvent reconnaître plus de cent individus à leur simple barrissement. Ils différencient les amis des ennemis. Leur mémoire sociale est aussi étendue que la spatiale. Elle se transmet par apprentissage cognitif au sein du troupeau. Leur cerveau ? L’un des plus imposants du règne animal, environ 5 kg (1,4 kg pour l’Homme), avec un hippocampe très développé. L’hippocampe est une structure du télencéphale des mammifères, qui appartient au système limbique et joue un rôle central dans la mémoire et la navigation spatiale.
Le poulpe, maître des énigmes
Face à ce colosse terrestre, la pieuvre semble presque fragile. Et pourtant, grâce à ses huit bras, ses ventouses, son cerveau éclaté en plusieurs centres nerveux : tout chez lui respire l’étrangeté et l’ingéniosité. « Elles ont trois cœurs et plusieurs cerveaux, possèdent une intelligence qui peut rivaliser avec celle d’animaux comme les corbeaux (connus pour leur intelligence) et les singes, et leurs capacités de communication visuelle sont mystérieuses et séduisantes », explique Stéphanie Schmidt dans Trust My Science.
Des chercheurs du SISSA à Trieste, de la SZN à Naples et de l’IIT à Gênes ont séquencé le génome de trois individus de deux espèces différentes. À savoir, la pieuvre commune (Octopus vulgaris) et la pieuvre à deux points de Californie (Octopus bimaculoides). Ils y ont décelé des éléments génétiques mobiles, les transposons.
Le transposon, appelé gène sauteur, est une séquence d’ADN capable de se déplacer de manière autonome dans un génome, par un mécanisme appelé transposition.
Une étude de l’Institut de neurosciences de Naples a montré que, malgré une évolution séparée de celle de l’être humain, elle partage avec nous des bases biologiques de mémoire. (Crédits : Pia B/Pexels)

Pour autant, « nous ne savons pas si leurs comportements apparemment complexes sont même étayés par une intelligence complexe ou s’ils utilisent des raccourcis cognitifs pour régir de tels comportements », explique Alex Schnell de l’université de Cambridge.

Néanmoins, au niveau des cellules nerveuses des pieuvres, « les transposons de la famille LINE (Long INterspersed Element) semblent conserver leur activité de copier-coller, à l’instar de ce qui se produit dans certaines zones du cerveau humain impliquées dans l’apprentissage et la mémoire », concluent les auteurs.
Pour eux, cette similitude entre l’homme et la pieuvre serait le résultat d’une « convergence évolutive ». Simplement acquise de façon indépendante au sein de lignées distinctes, par la sélection naturelle, sous la pression de l’environnement.
Différentes manières d’apprendre, en mémorisant ou en copiant. Certaines apprennent en observant leurs congénères. La pieuvre mimétique (Thaumoctopus mimicus) est passée maître dans l’art de la dissimulation. (Crédits : Ann Antonova/Pexels)
Sa mémoire est rapide et adaptative. Si pendant longtemps la pieuvre est considérée comme solitaire, des doutes sont apparus depuis qu’en « 2012, Peter Godfrey-Smith […] et […] Matthew Lawrence ont pourtant observé des pieuvres sombres (Octopus tetricus) vivant en groupe sur une formation rocheuse de la baie de Jervis, au sud de Sydney, en Australie. »
L’homme fait face aux miroirs
Et nous, humains, où nous situons-nous entre la matriarche des plaines et le maître des énigmes abyssales ? Notre mémoire est polymorphe, éclatée en plusieurs facettes : mémoire à long terme, mémoire de travail, mémoire émotionnelle, mémoire procédurale. Comme l’éléphant, nous sommes des créatures de la transmission : nous racontons, nous enseignons, nous écrivons pour que le savoir survive au temps.

Mais, à l’instar de la pieuvre, nous savons aussi improviser, résoudre un problème inédit, bricoler une solution dans l’urgence. Notre mémoire est donc un mélange des deux : héritière des ancêtres, mais aussi stratège de l’instant.
L’éléphant nous rappelle l’importance des racines et des liens sociaux, quant à la pieuvre, elle nous invite à cultiver l’agilité de l’esprit. Entre la lenteur majestueuse et la fulgurance tentaculaire, l’homme oscille, capable du meilleur comme du pire.
Peut-être que la véritable mémoire humaine, au fond, ne se résume pas à retenir ou à comprendre, mais à donner du sens — à transformer un souvenir en histoire, et une histoire en civilisation.
(Crédits : Josh Sorenson/Pexels)
Alors, comparer l’éléphant et la pieuvre, c’est opposer deux philosophies. L’éléphant incarne la durée. La pieuvre, elle, brille dans l’instant présent. L’un se souvient pour transmettre, l’autre pour survivre. Tous deux nous obligent à élargir nos définitions : la mémoire n’est pas seulement l’art de conserver, elle est aussi l’art de réagir, d’interpréter, d’inventer. Alors, qui a la meilleure mémoire ? L’éléphant ou la pieuvre ? La question est peut-être mal posée. Car il n’y a pas de hiérarchie entre ces deux formes de génie, uniquement des adaptations différentes à deux mondes irréconciliables : la terre et l’océan. La véritable mémoire n’est pas celle qui se mesure, mais celle qui permet d’habiter son milieu avec justesse. Et dans ce jeu silencieux, éléphants et pieuvres nous rappellent qu’il existe mille manières de penser… et autant de façons de se souvenir.