
Vaste enquête anticorruption en Ukraine
Depuis plusieurs semaines, un cas de corruption d’ampleur secoue le cœur de l’État ukrainien. Le Bureau national de lutte contre la corruption (NABU) ainsi que le Bureau du procureur spécial anticorruption (SAPO) enquêtent sur un réseau présumé de pots-de-vin et de détournements de fonds au sein d’Energoatom, l’entreprise publique chargée de l’exploitation des centrales nucléaires du pays. Au cœur du dossier : Timur Mindich, homme d’affaires influent et proche du président Volodymyr Zelensky.
Le NABU révèle, le 11 novembre 2025, l‘opération « Midas ». Elle commence à l’été 2024. Un réseau présumé de corruption de haut rang dans la vie politique ukrainienne est démasqué. Huit personnes interpellées, pour les chefs d’accusation suivant : corruption, abus de pouvoir et enrichissement illicite. Le chef présumé est Timur Mindich, proche du président Volodymyr Zelensky et copropriétaire de la société de production, Kvartal 95. Ce dernier aurait été mis au courant et a quitté le pays, quelques heures avant d’être inculpé. Plusieurs autres poids lourds impliqués : l’ancien vice-premier ministre Oleksiy Chernyshov, le ministre de la Justice Herman Halushchenko, et Rustem Umerov, ancien ministre de la Défense.
Une enquête explosive au cœur de l‘énergie ukrainienne
L‘enquête sur la corruption autour de la compagnie nucléaire d’État Energoatom se transforme en un scandale retentissant. « L’un des plus grands scandales politiques de l’histoire de l’Ukraine », selon The KYV Independent. Les enquêteurs estiment que dix à quinze pour cent du montant de plusieurs marchés auraient été reversés à des intermédiaires. Le total avoisine 100 millions de dollars. Certains évoquent un préjudice pouvant atteindre le triple.

Les fonds auraient transité par un réseau d’entreprises écrans et de comptes à l’étranger. Les perquisitions menées à Kiev et dans différentes villes ont permis la saisie de documents comptables, de correspondances électroniques et d’enregistrements téléphoniques. Les autorités indiquent plus de 1 000 heures d’écoutes.
Des enregistrements où les opérateurs usent de noms de code et de langage chiffré, pour parler de présumés pots-de-vin. Ainsi, des pseudonymes fleurissent les enregistrements : « Karlsson », « Rocket », « Tenor », « Che Guevara », « Professeur », « Tower ».
Des quatre autres inculpés pour le blanchiment d‘argent, selon le NABU, l’un d’eux est l’homme d’affaires Oleksandr Tsukerman. Mais Timur Mindich, homme d’affaires connu pour avoir soutenu la campagne présidentielle de Zelensky en 2019, reste le suspect principal. (Crédits : Energepic/Pexels)
Selon les enregistrements, les participants au système de corruption présumé auraient remis deux sommes d‘argent à l’ancien vice-premier ministre Chernyshov. Elles sont de 1,2 million de dollars et 100 000 euros. Il a été accusé d’enrichissement illicite. « […] les contractants d’Energoatom étaient obligés de verser des pots-de-vin pour éviter le blocage des paiements pour les biens/services livrés ou pour ne pas perdre leur statut de fournisseur […] », a déclaré le NABU.
D’autres noms circulent : Herman Halushchenko, ancien ministre de l’Énergie ; Oleksiy Chernyshov, ex-vice-premier ministre, aujourd’hui à la tête de Naftogaz ainsi que plusieurs cadres du ministère et de la société publique.
Le 22 juillet 2025, des milliers d’Ukrainiens descendaient dans les rues du pays, pour lutter contre la promulgation d’une loi torpillant l’indépendance des institutions anticorruption.
Le Président Zelensky, lors de son allocution, martelait que les deux institutions anticorruption continueraient à « fonctionner », mais qu’elles devaient être débarrassées de toute « influence russe ». (Crédits : Max Vakhtbovycn/Pexels)

Quatre mois plus tard, les deux institutions anticorruption agissent en fanfare. Les prévenus nient les faits qui leur sont reprochés. Ils restent présumés innocents jusqu‘à preuve du contraire. Le gouvernement, quant à lui, appelle à la prudence. Un porte-parole du président a insisté sur la nécessité de « laisser la justice suivre son cours », tout en rappelant que la lutte anticorruption « reste une priorité stratégique ».
Un test pour la crédibilité du pouvoir ukrainien
Cette affaire intervient dans un contexte particulièrement sensible. Alors que l’Ukraine dépend largement du soutien financier occidental pour maintenir son effort de guerre et préparer sa reconstruction, la transparence de ses institutions est scrutée de près par ses partenaires.
« Le moment est critique : une telle enquête peut soit affaiblir durablement la confiance, soit démontrer que l’Ukraine est capable de se réformer même sous la pression du conflit », analyse un diplomate européen cité par The Washington Post.
Les agences anticorruption, créées après 2014 sous la pression de l’Union européenne et du FMI, jouent ici une partie décisive. Leur indépendance réelle vis-à-vis du pouvoir exécutif reste au centre du débat : certaines ONG redoutent des pressions politiques ou des tentatives d’étouffer l’affaire.
Energoatom occupe une place cruciale dans le système énergétique ukrainien : ses quatre centrales nucléaires assurent plus de la moitié de la production d’électricité du pays. (Crédits : Atlantic Ambience/Pexels)

Depuis le début de la guerre, l’entreprise a dû faire face à des bombardements répétés, à des coupures de réseau et à une gestion d’urgence des infrastructures. La perspective d’une corruption systémique dans un secteur aussi vital choque l’opinion publique. Alors que les autorités ukrainiennes multiplient les appels à la discipline et à la solidarité nationale, cette affaire risque de ternir durablement leur image.
Un tournant à venir ?
Pour Volodymyr Zelensky, cette crise survient à un moment délicat. Populaire pour sa résistance face à Moscou, le président ukrainien fait désormais face à une usure du pouvoir et à des tensions internes croissantes. L’affaire Energoatom pourrait cristalliser les critiques sur sa capacité à éradiquer la corruption, promesse centrale de sa campagne de 2019.

« La capacité de Zelenskyy à se distancer de ses anciens associés tout en préservant l‘’’indépendance du NABU déterminera la crédibilité de l’Ukraine aux yeux de ses alliés occidentaux », affirme Intellinews. Le président a ordonné un suivi « rapide et exemplaire » de l’enquête. Mais dans les cercles politiques ukrainiens, beaucoup s’interrogent déjà : cette affaire marquera-t-elle un tournant dans la gouvernance du pays ? Ou bien se perdra-t-elle, comme tant d’autres, dans le brouillard des scandales inachevés ?
En chiffres, c’est 10-15 % de commissions occultes sur certains marchés publics, avec 100 à 300 millions de dollars américains $ de fonds détournés présumés. Le tout sort après 15 mois d’enquête, plus de 1 000 heures d’écoutes. Au centre, la société Energoatom, avec 200 milliards de hryvnias (environ 4,1 milliards d’euros) de chiffre d’affaires annuel. Une affaire à suivre… (Crédits : Алесь Усцінаў/Pexels)
D‘autant qu’une affaire de corruption peut en cacher une autre. L’enquête du NABU révèle, le 28 octobre 2025, un détournement présumé de 90 millions d’euros. Entre mai et septembre 2023, le SSSCIP a acheté 400 drones DJI Mavic 3 et 1 300 drones Autel Evo Max 4T à des prix 70 à 90 % plus élevés que les taux du marché. Deux fonctionnaires du SSSCIP ainsi que deux représentants d’entreprises privées ont été mis en examen pour soupçons de détournement de fonds à grande échelle (article 191, partie 5 du Code pénal ukrainien). Au-delà des montants et des noms, ces affaires illustrent la fragilité d’un État, en conflit armé, qui tente de bâtir sur les ruines de son passé. Dans une Ukraine où chaque mégawatt compte, où l’hiver qui arrive sera encore très dur, la lumière qui vacille n’est pas seulement celle des ampoules, c’est aussi celle de la confiance dans et hors de l’Ukraine. « Je crois que la ministre de la Justice et le ministre de l’Énergie ne peuvent pas rester en poste. […] J’ai demandé au Premier ministre ukrainien de s’assurer que ces ministres présentent leur démission », a déclaré Volodymyr Zelensky sur son compte Telegram.
