Comment un quartier… devient-il sensible ?
La ville de Poitiers se retrouve sous les feux des projecteurs depuis quelque temps. La dégradation des magasins sur le quartier des Couronneries, par deux fois ; puis la fusillade sous fond de trafic de drogue occasionne la mort d’un adolescent de quinze ans. Comment cette partie de la citée picte, qui accueille un marché dominical multiculturel, est transformée en un lieu mal fréquenté ? Comment passe-t-on d’un espace où des fermiers vivaient, où les jardins ouvriers fleurissaient, au meurtre d’un gamin de quinze ans ?
« L’actualité est décidément morose », s’émeut Séki Karéson.
« Oui, j’ai l’impression que dans les villes moyennes de France, c’est la même chose », rétorque Sépa Phot.
« Je parle de l’adolescent de quinze ans qui est mort après les coups de feu aux Couronneries, à Poitiers », appuie-t-elle.
« Tu te rappelles notre visite lors du festival de la BD à Angoulême ? »
« Oui et quel est le rapport ? »
« Le quartier de Basseau ressemble à s’y méprendre à celui-là, comme au quartier dit Le Val à Nogent. Je t’explique ! »
Pour permettre un éclairage, il faut prendre du recul, sans jugement, juste avec des faits. Je vous propose de revenir au début de l’année 1939, de construire un parallèle entre le quartier des Couronneries de Poitiers, et celui de Basseau à Angoulême. Deux départements différents, deux villes moyennes, deux chefs-lieux appartenant à l’ancienne région Poitou-Charentes, avec semble-t-il la même problématique de communautarisme.
Il était une fois…
Concernant Poitiers, pour le fameux quartier des Couronneries, imaginez qu’en lieu et place des immeubles, des maisons, des écoles, collèges et lycées, se trouvaient des champs, des vignes et huit exploitations agricoles avec deux communautés religieuses. L’eau courante arrive sur le plateau vers 1938-1939 au niveau du chemin de la Dauvergne et de la rue Jules Vergne. Les tranchées sont creusées par des militaires tunisiens qui cantonnaient sur le quartier des Dunes.
Le 11 décembre 1961, un arrêté du ministère de la Construction fixe les limites actuelles de la zone à urbaniser en priorité (Z.U.P.) des Couronneries. Deux architectes parisiens Raymondet et Malizard établissent un plan de masse prévoyant la réalisation de 4700 logements. L’ensemble néo-urbain reste cohérent, et abrite une population multiculturelle.
Le quartier est attractif par la proximité des commerces, des services, mais également par l’importance du milieu associatif, la proximité des transports, tout en admirant la vue panoramique du vieux Poitiers.
Trois églises, une coulée verte le long des falaises, plusieurs centres commerciaux, une bibliothèque, une mairie de quartier, un groupe scolaire dans chaque secteur…
La vision futuriste où la nouvelle identité se construit peu à peu, notamment grâce au plus considérable marché de la Vienne situé sur les places de Provence et de Coimbra. La ZUP est atypique en France, car les habitants de l’hypercentre s’y meuvent chaque dimanche.
La naissance d’un nouveau quartier est la résultante de l’insalubrité de nombreux de logements dans le Poitiers des années 1960, tandis que la population s’accroît. « En 1967, alors que seuls 40 % des logements français ont l’eau courante et le chauffage central, on atteint les 100 % aux Couronneries », écrit le journaliste Jean-Michel Gouin. Désormais, plus de 10 000 personnes y vivent, et cela engendre de différents usages avec un renouvellement urbain.
(Crédits : DR)
Depuis le secteur des Couronneries a fait les gros titres de la presse. Trois soirées, fin juin 2023 durant lesquelles des émeutes touchent les quartiers et habitants des Couronneries, de Bel-Air et des Trois-Cités, tous trois quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPPV). Les émeutiers embrasent la ville, comme beaucoup d’autre suite au décès tragique du jeune Nahel en région parisienne. Un incendie volontaire détruit de nouvelles cellules commerciales, une année après le premier incendie dévastateur, puis dernièrement la fusillade provoquant le décès d’un jeune de quinze ans.
L’histoire de Basseau, quartier d’Angoulême
Situé à environ 5 km du centre-ville d’Angoulême, dans les méandres de la Charente, il est le faubourg le plus ancien, au moins autant que le chef-lieu. De la plaine de Basseau occupé par les Romains, sous le nom de la ville d’Olipe, aux guerres successives, il disparaît au XVe siècle. Le comte d’Angoulême, Hugues de Lusignan décide de paver le chemin des anglais. Oeuvre que poursuit le maire Gilibert jusqu’à l’ouverture en 1750 du chemin de la poste (Rue de Bordeaux). La poudrerie nationale s’implante au XIXe siècle sur ce qui va devenir le quartier Basseau.
Un camp militaire s’établit, pour loger la main-d’œuvre indochinoise. La Seconde Guerre mondiale éclate le 1er septembre 1939. Une année plus tard, le 24 juin 1940, la 2e division Verfugunstruppe Das Reich s’installe, à son entrée dans Angoulême, dans ce camp. Elle aménage plus de 20 ha entourés de barbelés, de miradors et de tour de guet le camp, spoliant les multiples propriétaires. Il se compose de 125 bâtiments.
En 1947, l’Armée projette la remise à la commune l’ensemble des terrains. De nombreux baraquements édifiés sur les lignes séparatives des propriétés empêchent la vente. Angoulême, en crise de logements, répond favorablement. La municipalité envisage la création d’habitations après avoir transformé les installations existantes. Le conseil général
Les mal-logés et sans-logis devancent l’intervention, et s’installent dans les baraquements dès 1951. « Comme il est impossible de trouver une chambre meublée à Angoulême, si tu veux emménager dans le camp de Basseau, c’est le moment », expliquent deux Charentaises.1
La vie propose parfois des solutions étranges. « On n’a pas hésité. On a dû passer par le bois de Saint-Michel : c’est par là qu’on a fait notre entrée, par un passage dans les ronces, en plein jour et on a déchargé les meubles ; ça a été vite fait, et la vie a commencé… Pour nous c’était le Paradis. »
(Crédits : DR)
La ville d’Angoulême et le Conseil général de la Charente créent le quartier de Basseau. Un comité de gestion est fondé. Il est composé du Préfet, de quatre conseillers généraux et de l’inspecteur d’urbanisme. Vingt réunions en dix-huit mois, pour proroger la situation jusqu’à janvier 1952. Des travaux urgents à la construction des premiers HLM nous voici en 1957, la population est de 1550 habitants dont 900 de moins de 20 ans.
Un quartier en pleine mutation
Un plan de masse est envisagé en 1965 pour une grande partie du secteur « La Grande Garenne-Basseau ». La cité de la Charité voit 116 logements poussés au sol, les bordures de trottoirs sont posées en 1969. De 1970 à 1973, la Petite Garenne est construite. Les souvenirs d’adolescents de Basseau, ayant déménagé à la Petite Garenne, s’envolent avec la destruction des maisons et jardins en 1970.
Il y a moins de cinquante ans, en 1977 le quartier est à l’abandon. Au menu des situations sociétales problématiques, mauvaise desserte des transports en commun, absence quasi complète d’équipements collectifs… « Une impasse sociale et culturelle. Le quartier souffre de sa longue et difficile histoire […] un quartier qui n’intéresse plus personne excepté ses habitants. »
Une nouvelle municipalité souffle un vent d’espoir, mais son maire est rattrapé par la justice, plusieurs fois. Mais le quartier n’a pas bonne presse. « […] la presse est quelquefois injuste et les images ont la vie dure […] »
Les travaux s’éternisent, en 1979, l’école primaire Saint-Exupéry est démolie puis reconstruite en version scolaire. En septembre tombent les derniers baraquements, ultimes témoins de l’ancien camp.
De l’autre côté de la France se déclenchent, au mois de septembre 1979, les premières émeutes urbaines, dans le quartier de la Grappinière, à Vaulx-en-Velin, banlieue de Lyon. La politique de la ville naît aux débuts des années 1980. Elle a pour but de réduire les écarts de développement au sein des villes. Elle vise à restaurer l’égalité républicaine dans les quartiers les plus pauvres et à améliorer les conditions de vie de leurs habitants, qui subissent un chômage et un décrochage scolaire plus élevés qu’ailleurs, et des difficultés d’accès aux services et aux soins, notamment.
(Crédits : DR)
La question des quartiers dits « sensibles »
La question des quartiers dits « sensibles » se constitue depuis plus de quarante ans comme un problème social. Ces territoires se définissent tel le réceptacle de la plupart des maux de la société française. Exclusions, peurs, insécurité, émeutes urbaines, violences diverses… sont autant de qualificatifs. « Les quartiers sont objectivement le révélateur de l’inscription spatiale des inégalités sociales dans la société française », écrit Cyprien Avenel. Logiquement, les indicateurs montrent l’écart existant avec les autres quartiers en termes d’emploi, de revenus ou de mixité sociale.
Il existe donc le centre-ville, place forte, et les banlieues qui est l’ensemble des agglomérations entourant un centre urbain et participant à sa vie et à ses fonctions. Les banlieues se développent dès la fin du XIXe siècle. Elles émergent en réponse à l’exode rural et l’essor industriel. Durant l’hiver 1954, l’appel de l’Abbé Pierre accélère la politique de construction massive de logements. L’État, de 1959 à 1975 créée 197 ZUP avec 2,2 millions d’habitations à loyer modéré (HLM). Le nombre de HLM passe de moins de 500 000 à près de 3 millions.
Le salarié, aux Couronneries ou à Basseau, doit bénéficier des bienfaits de l’hygiène et de la modernité, en séparant l’habitat du lieu de travail, l’usine. La dureté de la vie laisse le débat de la mixité sociale, des formes urbaines à la porte. La réflexion politique change, dès 1977. La loi Barre dispose l’allocation personnalisée au logement (APL) et oriente vers l’accession à la propriété individuelle. Cela incite les classes moyennes à quitter les habitats sociaux collectifs pour des lotissements pavillonnaires, accélérant la dévalorisation des quartiers, prisés quelques années auparavant.
Pour autant, la crise et paupérisation des banlieues enfante de la politique de la ville en 1980, avec le quartier prioritaire de la politique de la ville (QPPV), quartier de la politique de la ville (QPV) ou quartier prioritaire (QP), communément nommé QPV. Désormais un territoire devient quartier prioritaire lorsqu’il remplit un unique critère, le revenu par habitant. Il compare les revenus moyens de l’agglomération, ainsi que ceux de la France.
(Crédits : DR)
Aux Couronneries 79,7 % de logements sociaux parmi les résidences principales, 57,1 % de taux de pauvreté, 40,5 % des 16-25 ans non scolarisés et sans emploi, 40,4 % de familles monoparentales. À Basseau, 3560 habitants, 55,0 % de taux de pauvreté, 40,3 % des 16-25 ans non scolarisés et sans-emploi, 38,0 % de familles monoparentales. Le calcul, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), détermine 1 514 quartiers prioritaires, dont 1 296 en Métropole. Ils accueillent dans 859 communes un douzième de la population française (5,4 millions) : 70,8 % d’ouvriers et employés, 39 % de moins de 25 ans, 29,4 % d’immigrés, 23,6 % d’étrangers. Cet ensemble inédit concentre la pauvreté, la délinquance, la violence sociale, l’inégalité et l’insécurité.
- « Mémoire collective d’un quartier d’Angoulême » édité par l’ACAIQ 1985 ↩︎